Le projet En Eden pourrait aussi bien s’appeler Le Jardin des délices ou encore l’Âge d’Or ou même se référer à toute autre locution évoquant une humanité mythifiée où les règles de vie sont fondées sur le seul principe d’Harmonie entre les hommes et entre l’Homme et la Nature. Les êtres humains aiment et respectent viscéralement les éléments naturels comme ils s’aiment et se respectent entre eux.
Il s’agit d’un projet photographique dont la finalité est a minima une exposition itinérante, mais dont on souhaite idéalement qu’elle donne en plus naissance à un ouvrage du type « beau livre » d’art.
Vu le thème abordé, ce projet a dès l’abord des caractéristiques singulières :
On songe immédiatement à Jérome Bosch (1450-1516) et son chef d’œuvre Le jardin des délices qu’on date (sans certitude) de 1505. Ce triptyque prodigieux décline trois temps bibliques forts :
Que ce tableau soit un creuset qui synthétise superbement – génialement – tout ce qu’évoquent les temps heureux de la Genèse puis ceux moins désirables des péchés et des tourments, c’est une certitude qui laissera peu de place à l’innovation dans le domaine de la peinture. Les successeurs contourneront l’obstacle en conservant l’esprit du sujet mais en se détournant de son interprétation chrétienne.
En 1530, Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553) produit un Age d’Or (Das Golden Zeitalter) où Dieu disparaît significativement du jardin des plaisirs. L’harmonie générale se fonde sur l’amour entre l’Homme et la Nature et l’amour entre les humains. On danse, on se prélasse, on se baigne dans l’eau d’une source. Dans ce monde préservé de l’idée culpabilisante du péché, tout est simplicité, calme et amabilité.
Matisse (1869-1954) reste dans cette veine avec son Bonheur de vivre (1905-1906) qui décline les mêmes situations païennes.
Mais il faut constater que, depuis Cranach, les peintres privilégient des mises en scène moins ambitieuses sur le plan symbolique, moins totalisantes, plus anecdotiques, mais tout aussi harmonieuses.
Ainsi, quand il traite la thématique de l’innocence des corps dans la nature, Cézanne (1839-1906) va travailler inlassablement ses Baigneuses et Baigneurs, qui partagent leur commune flânerie le plus souvent à l’ombre au bord d’un ruisseau.
Dans une veine moins charnelle et plus matérialiste, Paul Signac (1963-1935), inspiré, dit-on, par des visées anarchisantes, situe les Temps d’Harmonie hic et nunc, autour de nous et à notre époque : à tout prendre, le bonheur est dans les vacances en famille à la mer.
Autrement intéressante et convaincante est l’œuvre d’Émile Aubry (1880-1964) qui recycle la mythologie grecque – ici, la Voix de Pan et la Jeunesse de Bacchus – pour glorifier la beauté du mélange des corps humains dans la nature en des temps mythiques exubérants, forcément extravagants.
En somme, l’Eden et ses multiples variations ont permis et permettent aux peintres d’explorer et visualiser le bonheur terrestre quand les hommes et les femmes communient et fusionnent en état de nature.
La danse contemporaine s’attaque régulièrement à la thématique des corps libres dans un environnement de nature mythifiée. Rien d’étonnant à cela : la danse est, explicitement ou implicitement, presque toujours une composante essentielle des tableaux évoquant l’âge d’or.
Marie Chouinard a monté en 2016 un spectacle fameux intitulé Le Jardin des Délices en hommage au tableau de Jérome Bosch. L’idée est bien entendu d’en dynamiser les saynètes, par essence statiques. Les dix danseu-r-se-s exposent la fureur des corps en proie à la folie collective.
Leur performance est époustouflante sur le plan plastique. Il reste que le spectacle est ambigu : mettre en mouvement des corps sur une scène de théâtre devant une représentation géante du tableau de Bosch ne rend pas, ne peut pas rendre, justice à la thématique abordée, qui exige que les rapports hommes-nature soient intimement vécus et reportés, et non simulés, artificialisés, posés. Du reste, les photographies issues de ce spectacle sont pauvres, banalement commerciales, décevantes, et cet échec vient d’une mise en abime qui dessert le sujet traité par dilution progressive du propos. Cette perte de substance s’explique par l’empilement de desseins contradictoires : la photographie fige statiquement une chorégraphie dynamique qui procède et s’inspire d’une œuvre picturale statique!
Il n’en découle pas que la photographie n’ait rien à dire et montrer sur l’Eden ou l’Age d’Or. Dans son grand ouvrage Dancers publié en 1992, l’américain Philip Trager est parvenu à intégrer la transe des corps dansants dans un environnement naturel en suivant les répétitions des jeunes compagnies expérimentant des nouvelles formules chorégraphiques en plein air. Le photographe s’est pour ainsi dire fondu au milieu des sarabandes et témoigne de l’intérieur les performances qu’il restitue dans un noir et blanc apuré. Le résultat est une succession de tableaux oniriques, qui renouent avec la thématique d’une symbiose harmonieuse entre humanité et nature et entre les humains.
Il ne fait aucun doute que le projet En Eden/Jardin des délices sera réalisé dans des régions septentrionales. Le parti-pris est certes contre intuitif car on s’attend à ce que Dame Nature soit plus clémente et photogénique au Sud mais ce choix nous semble conforme avec l’esprit du projet : après tout, les grands apports iconographiques sont d’origine nordique, et on doit y voir la marque d’un imaginaire puissant, source incontestable d’imagination et d’onirisme.
Les jardins du Nord sont à l’image des jardins anglais : derrière les murs de briques, y prospèrent des natures confortables et exubérantes recréant tous les dégradés du vert. Ce sont nos scènes de spectacle. C’est là qu’on danse la joie de vivre en Eden.
Une première expérience s’est tenue en août 2020 dans le beau jardin d’un ami photographe. Un échantillon de 9 clichés en donne un aperçu en haut de page.
Un jeune couple de danseurs confirmés – Margaux et Baptiste – a accepté de répéter un spectacle court sur le thème de l’amour-passion dans une clairière au centre de laquelle trône un cèdre gigantesque.
Après échauffement et reconnaissance minutieuse des reliefs du terrain, les danseurs ont exécuté quatre fois leur performance. Chaque séquence était analysée à partir des retours-images, commentée, disséquée, critiquée. Il a fallu composer avec les impératifs graphiques du cadrage, les contraintes techniques inhérentes à l’arrêt sur image de sujets mobiles – et Dieu sait combien les danseurs sont vifs-argents – et les habitudes des performeurs toujours très soucieux de la perfection du geste. La chorégraphie a été reprise jusqu’à ce que la fatigue devienne épuisement, et c’est d’ailleurs en fin de séance que les photographies ont été les plus justes dans les registres de l’émotion et la spontanéité.
L’avis des modèles est toujours important. Le premier enseignement de cette expérience tient au pouvoir fascinant de la photographie quand elle arrête le temps et fige le mouvement : de l’avis des danseurs, il se dégage d’un cliché une vérité qui reste totalement inconnue dans l’enchaînement continu des postures, que ce soit dans le temps de la performance ou dans la prise de vue vidéo. Cette impression s’apparente à l’étonnement ressenti devant l’image d’une goutte d’eau rebondissant sur une surface, quand elle fait apparaître une couronne de perles.
Le deuxième enseignement découle des remords et repentirs. On pourrait faire mieux … différemment… avec d’autres objectifs graphiques… dans d’autres cadres… Il exprime le besoin de recommencer l’expérience avec des ambitions nouvelles.