L ‘exposition La peau que j’habite a connu plusieurs versions pour une raison très simple : elle a été plébiscitée par le public et il a fallu l’accrocher sur deux campus universitaires, une bibliothèque, une maison d’associations de la métropole lilloise, et même un lycée de la région lensoise.
La galerie présentée ci-dessus donne la première version, qui s’est tenue dans l’Espace Culture de l’Université de Lille 1 (devenue entretemps le campus des sciences de l’Université de Lille) du 11 mars au 18 avril 2014.
Une variante a été proposée au public en octobre 2015 dans le hall d’entrée de l’Université de Lille 3 (devenue entretemps le campus des sciences humaines et sociales de l’Université de Lille). Une nouvelle version, très remaniée, a été imaginée et mise en scène quelques mois après par J.-P. Verrue dans la bibliothèque universitaire.
Une nouvelle version collective dite #2 a été abritée par Athena Forum, espace associatif de la ville de Lannoy, du 17 au 28 janvier 2017.
Par la suite, les œuvres ont souvent été sollicitées pour toutes sortes de raisons. La dernière en date a été une demande de prêt par un lycée technique souhaitant un bon matériau pédagogique pour doper des cours de préparation à l’oral du baccalauréat !
A priori, photographier des tatoué-e-s n’est pas vraiment compliqué, en tout cas pas plus compliqué que portraiturer des modèles « ordinaires ». Il faut 1. des modèles motivés et 2. un studio ou un environnement propice. L’originalité du tatouage et sa mise en scène font le reste.
Ce n’est pas de cette manière que la SPUL a travaillé. Trop simple ? Pas seulement. Surtout trop peu intéressant, beaucoup trop banal. Il existe plusieurs revues dédiées aux tatouages dans lesquelles on trouve des kyrielles de tatoué-e-s sans âme, ravalé-e-s au rang de présentoirs censés donner envie d’arborer les même figures sur la peau moyennant finance. Il fallait éviter de tomber dans le piège mercantile et il est rapidement apparu que nous avions tous envie de retracer l’histoire personnelle de chaque tatouage photographié. Après tout, même si le tatouage est « à la mode », il n’en reste pas moins qu’il n’est pas innocent de prendre la décision de marquer profondément et durablement sa peau. Au fond, que recherche un-e tatoué-e ?
Pour notre part, nous avons eu la chance de photographier pendant plusieurs années des volontaires et nous avons acquis la conviction que la pratique du tatouage est d’essence religieuse, à tout le moins morale. Il est inutile ici de développer ce point difficile à argumenter et sujet à la controverse. On va donc exposer la méthodologie que la SPUL a mise au point pour capter l’univers des tatoué-e-s. Il serait d’ailleurs plus exact de parler de deux méthodes de travail qui ont été expérimentées au cours de deux campagnes de prise de vue.
Dans le studio éphémère de l’Espace Culture de l’université de Lille 1, les modèles étaient conviés à répondre à quelques questions sur l’histoire de leurs tatouages avant la séance de shooting. L’interview, d’une durée moyenne d’une demi-heure, était enregistré, étant entendu que le modèle était prévenu qu’une partie de l’entretien serait diffusée pendant l’exposition photo. En quelque sorte, le modèle parlait – se livrait – au public… Et comme l’anonymat était formellement garanti, tous les modèles ont profité de l’occasion qui leur était offerte de faire le point sur leurs motivations, qu’il s’agisse de leur premier tatouage ou de l’enchaînement de tatouages. Quand un climat de confiance était établi entre photographié et photographe, un scenario était élaboré conjointement et les prises de vue pouvaient commencer.
L’exposition des portraiturés comprenait 24 cadres et presque autant d’enregistrements oraux. En effet, sur chaque cartel figurait un QRCode qui, via les téléphones portables, donnait accès aux moments forts des interviews des modèles. On lui avait adjoint un reportage passionnant de Madjid Anzar sur les tatouages éphémères portés par les femmes lors des mariages maghrébins célébrés en France.
L’affiche de l’exposition La peau que j’habite livrait le texte suivant :
En liaison avec la thématique du Corps initiée par l’Espace Culture pour l’année universitaire 2013/2014, la Société Photographique des Universités de Lille a choisi de témoigner sur les pratiques corporelles contemporaines, tout particulièrement les tatouages et les piercings. Les premières séances de prises de vues ont vite (dé)montré que les modèles ne concevaient jamais une décoration charnelle comme un acte de consommation convenu en référence à une mode. Tout tatouage, tout piercing a une histoire, et d’abord une histoire personnelle, singulière, intime. D’où le titre du projet, qui se réfère évidemment à ce que suggère le film éponyme de Pedro Almodovar « la piel que habito ». Mais un autre titre, au moins aussi pertinent, est possible : « la peau que je suis », qui se réfère aux cultures asiatiques pour lesquelles toute personne est une peau quand les langues occidentales proposent naturellement la locution « avoir une peau ». Ainsi cette exposition photographique défend l’idée que la peau peut être une construction mentale, psychologique, anthropologique, sociologique, historique, voire politique.
L’étendue du sujet n’est qu’effleurée par la présentation de 41 œuvres recouvrant deux pratiques photographiques bien distinctes : le reportage et le portrait de studio.
Le reportage de Madjid Anzar montre sur le vif comment les mariages maghrébins célébrés en France se réapproprient en les détournant les codes des tatouages ancestraux dont la vocation originelle était de situer les individus dans le groupe social.
Les portraits de studio exposent des volontaires de tous âges, de tous sexes, de toutes professions, bref des représentants de la société civile. Les photographes de la SPUL ont adopté un protocole immuable. Les modèles étaient d’abord interviewés pour répondre à la question « quelle est l’histoire de votre tatouage ? ».
Les prises de vue mettaient en scène leurs motivations tout en respectant la volonté d’anonymat. Cette approche particulière est soulignée par l’adjonction d’un dispositif sonore aux tirages photographiques afin que les spectateurs disposent de repères oraux. Les QR codes placés sous les portraits permettent d’accéder aux fichiers-sons dans lesquels les modèles racontent l’histoire de leurs transformations corporelles.
La réalisation de cette exposition doit avant tout être attribuée aux modèles-volontaires (merci à Charlène, Charly, Christophe, Circé, Dominique B., Dominique H., Jean-Baptiste, Joséphine, Nicolas, Virginie, Virginie W., Yan, ainsi qu’à Madjid Anzar) dont les témoignages, souvent émouvants, ont marqué les photographes ayant participé à cette expérience. Elle doit beaucoup à la collaboration avec Radio Campus – René Lavergne en tête – où l’on trouve de grands spécialistes du traitement du son. Enfin, on ne répètera jamais assez que la passion photographique trouve sur le campus de Lille 1 l’appui indéfectible du SEMM et de l’Espace Culture.
Bernard Dupont
Président de la Société Photographique des Universités de Lille
Le dispositif technique de prise de vue a été radicalement différent à l’Université Charles de Gaulle – Lille 3. Il est vrai que les services de la Culture nous avait donné les moyens de concrétiser une démarche originale.
S’inspirant du tunnel thérapeutique Cryptoporticus creusé sur le site de l’Asclepeion de Pergame (actuellement Bergama en Turquie), la SPUL avait imaginé de photographier les modèles après qu’ils aient parcouru un trajet labyrinthique dans l’obscurité pour atteindre le fond de la pièce où était installé le studio. Cette déambulation devait plonger les candidat-e-s dans un état d’apaisement et d’encouragement. Et de fait, c’est bien ce qui s’est passé ! Le passage dans un vide obscur favorisait à la fois l’intimité et le dépouillement.
Une semaine durant, des volontaires se sont présentés devant la « galerie des trois lacs », ordinairement salle d’exposition de l’université. Sitôt la porte passée et refermée, ils se trouvaient dans une pièce entièrement repeinte en noir et à l’entrée d’un petit labyrinthe en tissu noir. Leur progression tâtonnante les amenait devant le photographe qui se mettait au service de leurs demandes et n’avait donc qu’une fonction technique. L’expérience fait bien entendu partie des grands moments de l’histoire de la SPUL.
La peau que j’habite a été un projet collectif qui a profité pendant plus de deux ans à tous les participants de la SPUL. Chaque photographe a eu l’occasion de perfectionner ses techniques dans le domaine du portrait, mais aussi et surtout construire ou reconstruire son approche intellectuelle du rapport entre le photographe et son modèle. À titre d’exemple, la galerie ci-dessous présente l’approche de Bernard Dupont, qui a beaucoup appris avec ce projet.