L’exposition est le résultat d’un partenariat entre l’Université de Lille, qui souhaitait valoriser une partie de son patrimoine scientifique auprès du grand public, en l’occurrence ses – extraordinaires – collections de modèles de Brendel, et la Société Photographique des Universités de Lille, toujours à l’affût de projets novateurs impliquant des recherches photographiques dans les domaines scientifiques.
Le 15 octobre 2019, la Société Photographique des Universités de Lille (SPUL) signait une convention avec la Direction Culture de l’Université de Lille portant sur une exposition photographique titrée – à l’instigation de la SPUL : « Le botaniste et ses modèles », qui se tiendrait, dans un premier temps, du 13 janvier au 21 février 2020 dans les locaux de l’Espace Culture du campus Cité Scientifique de Villeneuve d’Ascq, puis deviendrait itinérante dans la région des Hauts de France.
L’objet de la convention était de mettre à disposition de l’université des œuvres photographiques valorisant « tout ou partie des contenus numériques présentant des éléments du patrimoine de Lille, obtenus dans le cadre de l’appel à projet « Programme national de numérisation et de valorisation des contenus culturels » 2018 de la DRAC Hauts de France remporté par l’Université de Lille et porté par la Direction Culture de l’Université ». En l’espèce, il s’agissait de valoriser le potentiel esthétique de la numérisation 3D de modèles Brendel.
La biologie végétale est une discipline scientifique dont l’enseignement fait appel depuis longtemps à des modèles qui se présentent comme des sculptures hyper réalistes de plantes. L’Université de Lille a acquis autour de 1900 une collection de 162 modèles provenant des ateliers allemands Brendel. Ces artefacts reproduisent aussi fidèlement que possible des plantes communes, à grande échelle ou dans les détails. Ils étaient conçus à partir d’observations macroscopiques et microscopiques du monde végétal ; on les réalisait en papier mâché, bois, plâtre et gélatine ; enfin on les peignait et vernissait à la main. Leur précision et leur maniabilité en faisaient – et en font toujours – des auxiliaires de grande valeur pédagogique pour les botanistes européens et au-delà.
Leur requalification en objets patrimoniaux s’est accompagnée d’une campagne de numérisation en 3 D basée sur une technique non vectorielle : chaque modèle est positionné sur une table tournante motorisée puis capté photographiquement sous 180 angles différents ; la visualisation à 360° s’obtient par assemblage approprié des 180 images.
Le travail de la SPUL a donc commencé par un examen méthodique de plusieurs milliers de fichiers informatiques constituant la base des vues en 2D à l’origine de cette numérisation 360° des modèles Brendel.
La SPUL a choisi de mobiliser une équipe « légère » de trois volontaires passionnés : deux « concepteurs » de projet profitant de l’aubaine pour mettre en application leur goût ancien pour la photographie végétale et botanique ; et un infographiste amoureux des couleurs et rompu aux arcanes des logiciels de post-traitement contemporains. L’organisation du travail était rudimentaire : travailler jour, et, si besoin, nuit, pour livrer dans les temps une exposition photographique au standard galerie d’art. Le produit final serait constitué par un ensemble de 32 tableaux de grande taille présentant des créations photo-numériques inédites sur dibond. Le contenu, ou, si l’on veut, le message, de la démarche créatrice devrait se référer explicitement aux propriétés graphiques de la photographie scientifique et souligner à cet égard l’intérêt de réactualiser les travaux pionniers du photographe allemand Karl Blossfeldt (1865-1932) au prisme des pratiques photographiques modernes.
L’imagerie scientifique est loin de s’opposer aux arts graphiques. Le cas de la biologie végétale est exemplaire à cet égard : les herbiers du Moyen-Age et les planches gravées des XVII° et XVIII° siècles n’ont-ils pas eu et n’ont-ils pas encore des usages savants aussi bien que décoratifs ?
La photographie scientifique est pareillement bivalente. Sa mission originelle, contemporaine de la naissance du medium au tout début du XIX° siècle, consistait à enregistrer fidèlement les phénomènes intéressant les savoirs rationnels, à les montrer « tels qu’ils sont » – sous-entendu en chassant les interprétations subjectives que produit inévitablement le complexe œil-cerveau humain du dessinateur ou du graveur. Elle devait alimenter les instances du savoir en documents, illustrations, parfois – rarement – en résultats expérimentaux. En sciences, la photographie répond d’abord à des besoins illustratifs, didactiques, démonstratifs. C’est là sa principale raison d’être mais ce constat ne fait pas justice à ses emplois moins directement pratiques, plus diffus, moins avouables peut-être, mais tout aussi importants. Historiquement, l’œil photographique, qui est le couple formé par un appareillage et un opérateur, a provoqué l’émergence inattendue de mondes fascinants. Quelle que soit l’échelle retenue, qu’il s’agisse d’environnement humain, de macroscopie ou de microscopie, la photographie scientifique a mis à la disposition d’un large public tout un flot de belles images, révélant des mondes de formes singulières déclencheurs d’intenses émotions esthétiques, et, par ricochet, de nouveaux courants d’inspiration dans le domaine de la photographie artistique : abstraction, fantastique, surréalisme. De fait, chacun peut faire l’expérience quasi bachelardienne d’une lecture de photographie scientifique démarrant par l’appropriation rationnelle du sujet représenté et aboutissant à sa sublimation en pur objet esthétique. Tout se passe comme si le regard franchit un point de basculement où les propriétés savantes cèdent le pas devant les qualités picturales.
En exploitant le potentiel offert par la numérisation 360° des modèles didactiques de botanique Brendel, la SPUL a voulu concevoir un dispositif pour expérimenter ce glissement de la représentation objective vers la charge poétique.
Comme on l’a dit plus haut, le projet se réfère au travail pionnier du professeur d’art appliqué berlinois Karl Blossfeldt. Il fut le premier à avoir fait poser des végétaux en studio, comme on le faisait pour des êtres humains ; le premier à avoir vu des plantes comme des modèles d’une grande singularité ; le premier à traquer, avec une économie de moyens désarmante, la beauté de leurs formes. Se dégage de cette démarche le principe esthétique selon lequel l’observation attentive, minutieuse, photographique, de la nature conduit à mettre au jour des formes singulières, inconnues, étranges, fascinantes : des modèles de forme pour l’artiste. Des catégories émergent spontanément, révélant un nouvel ordre intime des choses. C’est exactement ce qui s’est produit avec les fichiers numériques des modèles Brendel. Avec une facilité imprévue, avec beaucoup de naturel, ce vaste matériau a révélé une taxinomie latente de formes. La classification raisonnée des botanistes a dû être complétée par une mention supplémentaire dans la légende des figures. On y désigne la valeur émotionnelle d’une image de plante. L’exposition Le botaniste et ses modèles retient quatre catégories : les joyaux, les masques, les troublantes, les abstraites.
Le projet photographique présenté procède d’une mise en abîme : les modèles Brendel sont des artefacts singeant la nature ; les fichiers issus de leur numérisation en 3D en sont des interprétations photographiques ; les œuvres présentées sont une interprétation du potentiel esthétique que contiennent ces fichiers …
Plusieurs problèmes se sont posés. Fallait-il respecter les couleurs patinées prises par les modèles au fil du temps ou tenter de restaurer les coloris originaux ? Fallait-il conserver leur aspect actuel, avec les manques, les cassures, les brisures, les fendillements, les éclatements, que l’utilisation pédagogique d’un siècle a provoqués par la force des choses, ou, au contraire, tenter de restaurer les formes initiales ? Fallait-il présenter les pièces dans leur intégrité ou se permettre de montrer le pseudo-végétal sans son socle et son support ? On a privilégié ici le propos. En référence à la théâtralité contenue dans les anciens herbiers et planches, les modèles Brendel ont été discrètement « restaurés » puis présentés sur fond uniformément blanc sans pied ni support. Ce résultat a été rendu possible par les récents progrès dans le domaine du post traitement de l’image, que l’intelligence artificielle est en train de révolutionner. Toute une technicité qui resterait stérile sans l’habileté, le jugement, le flair et le savoir-faire de l’ouvrier.