Octobre 2019. Un colloque universitaire nous amène à Erevan. Nous prolongeons notre séjour par un voyage à travers l’Arménie en direction du Haut-Karabakh – un trajet ponctué de la découverte de monastères médiévaux, placés par leurs bâtisseurs dans des lieux propices au recueillement, accrochés à des rochers pentus, ou bien jouxtant les rives du lac Sevan, ou encore culminant au sommet de montagnes recouvertes de forêts et de fleurs sauvages. Geghard, Sevanavank, Hayravank, Dadivank, Gandzasar, Tatev, Novarank : des noms sonnant mystérieusement à nos oreilles, impossibles à déchiffrer dans leur calligraphie arménienne, mais promesses d’une découverte à chaque fois différente. Pourtant nous ne mesurions qu’à demi notre chance ignorant alors qu’à peine un an plus tard le conflit du Haut-Karabakh allait reprendre et se solder rapidement par une défaite au profit de l’Azerbaïdjan. La route que nous avions empruntée pour entrer dans le Haut-Karabakh est désormais inaccessible. Dans la ville perdue de Shushi, la cathédrale a été bombardée. Stepanakert soigne ses plaies et doit en grande partie être reconstruite …
Profondément attachés à leur histoire et sensibles à la préservation leur héritage, les Arméniens redoutent que les destructions touchent dramatiquement leur patrimoine culturel. Bien des objets ont été rapatriés ; mais il reste les complexes monastiques, les bâtiments, les monuments… Ainsi, le monastère de Dadivank a été rétrocédé à l’Azerbaïdjan. Et puis, il y a les khatchkars, dont beaucoup n’ont pu être évacués, ces fameuses « pierres à croix », ces sculptures qui sont apparues depuis le IXe siècle dans une incomparable floraison [1]Nous empruntons cette magnifique expression à Angelico Surchamp, préfacier de l’ouvrage Floraison de la sculpture romane, Editions Zodiaque, coll. la Nuit des Temps, 1991. sur les terres habitées par la population arménienne.
Cette galerie virtuelle est consacrée aux khatchkars que nous avons photographiés au cours de notre périple, soit en Arménie, soit dans le Haut-Karabakh. Non pas que nous voulons partir en croisade ! Loin de nous cette intention, nous qui revendiquons fermement notre laïcité et notre neutralité. Non pas seulement parce que ces pierres sculptées sont spécifiques à l’Arménie et qu’elles portent sur elles les emblèmes incrustés de l’imaginaire culturel et religieux de ce pays. Non pas totalement non plus parce que ce sont de remarquables œuvres d’art, retenues en 2010 par l’Unesco sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité pour le symbolisme et le savoir-faire qu’elles représentent. Mais surtout, parce que ces « pierres à croix » sont l’émanation d’un puissant syncrétisme, la preuve que, dans le domaine culturel, la circulation, les échanges, les sédimentations, les interpénétrations amènent à des créations fécondes, à l’expression de singularités originales, offrant un nouvel écrin aux éléments empruntés tout en leur assurant une destinée nouvelle. Ceci mérite d’être souligné, surtout à une époque où beaucoup se réfugient derrière leurs frontières et gardent jalousement leurs traits et expressions culturels quitte à détruire ceux des autres.
Les chocs politiques et religieux ne définissent pas les périodes et les monuments de l’histoire de l’art : dans ce domaine le voisinage compte plus que l’inimitié. [2]Henri Focillon, préfacier de l’ouvrage Etudes sur l’art médiéval en Géorgie et en Arménie, Librairie Ernest Leroux, 1929.
Qu’ont-ils de si particulier ces khatchkars pour être retenus comme des œuvres emblématiques ? Au premier abord, ils se présentent comme des pierres sculptées en bas-relief du symbole de la croix. Parfois, on les trouve directement taillés sur le flanc des montagnes. Il peut aussi s’agir de simples moellons insérés dans la maçonnerie des bâtiments ou de modestes croix gravées par les pèlerins. Mais dans une imposante majorité, ils prennent la forme de stèles funéraires cintrées pour les plus anciennes, ensuite rectangulaires, de taille moyenne ou monumentale. Des stèles ? Mais les Arméniens n’ont pas inventé les stèles. Celles-ci, héritières des mégalithes de la préhistoire, couvrent la planète : au Proche-Orient, en Egypte, en Phénicie, en Chine, en Europe…, au plus loin que nous pouvons remonter dans l’histoire, nous trouvons des stèles. Des stèles marquées par des signes religieux ? Retournons en Mésopotamie, en Egypte, … et même à Xi’an pour visiter la forêt des stèles bouddhistes ou découvrir sa stèle nestorienne. Des stèles sculptées de croix ? Elles couvrent tout le territoire de la chrétienté.
La nature particulière des khatchkars vient de ce qu’on peut y lire l’histoire de l’Arménie. Ils sont des livres de pierre sur lesquels toutes les formes gravées sont chargées de sens comme des signes composant l’espace symbolique du pays. Des signes créés, des signes importés, des signes empruntés, des signes réinterprétés et recomposés dans une unité originale. Située dans le Caucase, l’Arménie est l’héritière d’un passé riche et mouvementé. Peuplée depuis des temps préhistoriques très lointains, la région a reçu à partir du 1er millénaire avant Jésus Christ l’influence des empires parmi les puissants et plus glorieux : Royaume d’Urartu, Empire achéménide, Empires macédonien, romain, byzantin, Dynastie sassanide, Empire islamique, Empires seldjoukide et enfin ottoman. Toujours convoité comme un enjeu des dominations impériales voisines, souvent assujetti, parfois indépendant, partagé entre les cultures de l’Orient et la Méditerranée, le peuple arménien est pourtant toujours parvenu à maintenir sa cohésion. Très tôt convertie, l’Arménie est le premier pays – avant même Rome – à avoir adopté au début du IVe siècle le christianisme comme religion d’état, se démarquant alors des cultes païens dont le Mazdéisme perse et se tenant ensuite éloignée de l’Islam. Cette unité s’est trouvée renforcée par l’adoption un siècle plus tard d’un alphabet propre à la langue arménienne. A partir de là, les Arméniens ont pu user de leur écriture pour se soustraire de l’autorité des langues et alphabets voisins.
Voici ce que nous offrent les khatchkars : l’expression d’une singularité dans un contexte d’altérité. Mais n’est-ce pas, au passage, ce qui les rapproche aussi de notre art roman :
Le grand art chrétien qui s’est développé en Transcaucasie ne doit pas seulement son intérêt à sa position géographique, intermédiaire entre les cultures asiatiques et méditerranéennes, ainsi qu’aux évènements historiques qui scandent son évolution. Il a les mêmes antécédents que l’art roman : art hellénistique, art syrien, art sassanide ; il a les mêmes contacts : art byzantin, art arabe. [5]Henri Focillon, préfacier de l’ouvrage Études sur l’art médiéval en Géorgie et en Arménie, Librairie Ernest Leroux, 1929.
Mais alors que l’art roman nous dévoile une des manifestations de la chrétienté occidentale, l’art des khatchkars nous ouvre les portes d’une des plus vieilles et singulières églises d’Orient : l’Eglise d’Arménie, aussi nommée Eglise apostolique orthodoxe arménienne ou Eglise grégorienne arménienne. Cette Eglise, pas tout à fait orthodoxe et pas catholique du tout, tient sa particularité de ce que son dogme s’est arrêté aux trois premiers conciles de la chrétienté – Nicée en 325, Constantinople en 381 et Ephèse en 431 et 449 – portant sur la question de la nature divine ou/et humaine du Christ. Ainsi, si les chrétiens d’Arménie ont successivement condamné l’arianisme, pour qui le Fils n’est pas consubstantiel au Père, et le nestorianisme qui séparait les deux natures, divine et humaine, du Christ, ils sont restés fidèle au dogme du concile d’Ephèse, invoquant l’unique nature du Verbe incarné, l’humanité de Jésus se trouvant absorbée dans la divinité du Christ.
Sans totalement verser comme le leur reproche l’Eglise byzantine dans le monophysisme, et sans nier la nature humaine du Christ, les Arméniens ont désormais tendance à souligner dans le Christ son côté divin. C’est sans doute l’un des facteurs qui expliquent la naissance et la multiplication des khatchkars qui se substituent désormais chez les Arméniens aux images. C’est aussi sans doute la raison pour laquelle on évitera, sur les khatchkars, de représenter les souffrances humaines du Christ et on élaborera une composition abstraite mettant en valeur la croix-arbre de vie, symbole de rédemption et de vie éternelle. [6]Patrick Donabédian. Le khatchkar, un art emblématique de la spécificité arménienne. L’Eglise arménienne entre Grecs et Latins, fin XIe – milieu XVe siècle, Jun 2007, Montpellier, France. p. 151-168. ⟨halshs-00798108⟩
En effet, les khatchkars ne ressemblent en aucune manière à des Crucifix : pas de corps humain cloué sur le gibet, pas de genoux pliés, pas de bras écartelés, pas d’expression de douleur, pas de figuration du supplice. Au contraire, les croix sont des arbres de vie, exprimant la victoire de la résurrection sur la mort : elles présentent une traverse aux extrémités tréflées ou bourgeonnantes comme des branches ; de leur pied surgissent des feuilles qui remontent de chaque côté en volutes chargées de sève. Et si parfois il entre dans la composition, c’est en majesté que le Christ est représenté.
Ces arbres de vie, arbres-croix, croix de vie, nous transportent dans l’imaginaire de l’Orient. Et pourtant, les mondes grecs et romains ne sont pas si éloignés. La croix en elle-même est latine. Elle ne comprend qu’une traverse. Sa branche verticale est divisée inégalement, si bien qu’on décèle la représentation d’un homme debout les bras étendus. L’humanité est toujours présente. Elle se manifeste aussi dans les khatchkars à trois croix, symbolisant les deux larrons entourant le Christ sur le mont du Calvaire. Ailleurs, les croix toutes simples sculptées sur la pierre par les pèlerins semblent former des chaînes humaines. De la même façon, la symbolique orthodoxe se glisse dans certains détails. Comme sur les ouvrages byzantins, la croix est posée sur une sphère, allégorie du règne de Dieu sur le monde terrestre. Il arrive aussi que, par l’intensité des passages et échanges dans la région caucasienne, on ne sache pas où se trouve la source de quelques détails. Ainsi, en va-t-il des podiums à trois degrés sur lesquels sont parfois posées les croix : sont-ils inspirés de l’Iran ou de l’art byzantin ou d’ailleurs ?
Art éminemment chrétien, les khatchkars ont aussi largement bénéficié des contacts que l’Arménie a noués avec les cultures de l’Islam qui s’étaient établies sur le sol national et dans le voisinage. [9]Patrick Donabédian. Le khatchkar, un art emblématique de la spécificité arménienne. L’Eglise arménienne entre Grecs et Latins, fin XIe – milieu XVe siècle, Jun 2007, Montpellier, France. p. 151-168. ⟨halshs-00798108⟩
La réceptivité des sculpteurs arméniens aux arts de l’Islam se manifeste dans la profusion des entrelacs qui ornent les khatchkars. Les tresses de pierre parcourent les encadrements comme dans une danse aux rondes infinies. Leurs branches s’entrecroisent en passant les unes au-dessus des autres, changent de direction par de complexes enlacements ou s’enchaînent en se liant entre elles. De ces dynamiques découlent des zigzags qui s’organisent en des systèmes rigoureux pour dessiner des figures de carrés, de triangles, de cercles, de losanges et de polygones. Il arrive aussi que les tresses débordent du cadre pour gagner le corps du khatchkar. Elles envahissent la structure de la croix pour tisser leurs résilles et finissent par remplir tout l’espace de la stèle de leurs savantes et volubiles arabesques.
Il aura fallu bien des talents pour concevoir et sculpter ces « pierres à croix ». L’art de l’entrelacs n’est pas aisé ; il exige de la rigueur et de la maîtrise du calcul pour concevoir le dessein des formes géométriques et suivre leurs imbrications.
L’Arménie est toute imbue d’esprit analytique. … C’est un véritable culte du chiffre et de la géométrie qui s’impose à la forme ornementale. Une œuvre d’art ainsi conçue n’est pas le résultat d’un jeu. Ce n’est pas la fantaisie ou le caprice de l’artiste qui a dirigé son ciseau. Ce n’est pas une improvisation qui a spontanément trouvé cette diversité de formes ; c’est le rigoureux calcul d’une science maîtresse de tous ses procédés. Le sculpteur est un géomètre. [10]Jurgis Baltrušaitis, Etudes sur l’art médiéval en Géorgie et en Arménie, Librairie Ernest Leroux, 1929.
Le sculpteur est aussi un orfèvre travaillant ses khatchkars comme s’ils étaient des joyaux. Des métaux précieux semblent se substituer à la pierre. Cette impression se dégage de la technique en méplat, utilisée dans le bas-relief. Sur une très faible profondeur, l’artiste creuse et cisèle les contours des entrelacs sur un fond qui reste dans l’ombre.
Pour quelques instants, se superpose à nos yeux la vue d’un bijou, d’un coffret précieux ou du couvercle d’un reliquaire.
C’est une griserie de la pierre, orfévrée avec une verve frémissante et débridée…[14]Raymond Oursel, De l’Arménie lointaine, in Floraison de la sculpture romane, Editions Zodiaque, coll. la Nuit des Temps, 1991.
Arrivés au terme de cette présentation des khatchkars, nous espérons avoir fourni suffisamment de clés de lecture pour vous inciter à revenir sur les photos de la galerie virtuelle. Chacune d’elles illustre au moins une facette des analyses exposées ci-dessus : le syncrétisme culturel, le message religieux, l’imaginaire géométrique et l’esthétique joaillère. Puisse cette double lecture, textuelle et iconographique, vous donner l’envie de faire le voyage en Arménie.
Notes[+]
↑1 | Nous empruntons cette magnifique expression à Angelico Surchamp, préfacier de l’ouvrage Floraison de la sculpture romane, Editions Zodiaque, coll. la Nuit des Temps, 1991. |
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↑2 | Henri Focillon, préfacier de l’ouvrage Etudes sur l’art médiéval en Géorgie et en Arménie, Librairie Ernest Leroux, 1929. |
↑3 | Source : Musée du Louvre. |
↑4 | Source : Wikipedia |
↑5 | Henri Focillon, préfacier de l’ouvrage Études sur l’art médiéval en Géorgie et en Arménie, Librairie Ernest Leroux, 1929. |
↑6 | Patrick Donabédian. Le khatchkar, un art emblématique de la spécificité arménienne. L’Eglise arménienne entre Grecs et Latins, fin XIe – milieu XVe siècle, Jun 2007, Montpellier, France. p. 151-168. ⟨halshs-00798108⟩ |
↑7 | Source : Musée du Louvre https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010189980 |
↑8 | Source : Musée du Louvre, https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010096618 |
↑9 | Patrick Donabédian. Le khatchkar, un art emblématique de la spécificité arménienne. L’Eglise arménienne entre Grecs et Latins, fin XIe – milieu XVe siècle, Jun 2007, Montpellier, France. p. 151-168. ⟨halshs-00798108⟩ |
↑10 | Jurgis Baltrušaitis, Etudes sur l’art médiéval en Géorgie et en Arménie, Librairie Ernest Leroux, 1929. |
↑11 | Source : Jules Bourgoin, Les éléments de l’art arabe. Le trait des entrelacs, Librairie de Firmin-Didot et Cie, 1879. |
↑12 | Source :Jules Bourgoin, idem. |
↑13 | Source : Jules Bourgoin, ibidem |
↑14 | Raymond Oursel, De l’Arménie lointaine, in Floraison de la sculpture romane, Editions Zodiaque, coll. la Nuit des Temps, 1991. |